GABRIEL MARCEL

Encyclopedia Universalis, 1986

 

Hanté par le souci de la mort, Gabriel Marcel aborde sa tâche philosophique dans un contexte où la philosophie se trouve humiliée par la science. Pour survivre, elle doit soit s'articuler sur les sciences, soit se forger un objet propre, étranger à l'investigation scientifique ; elle perd alors en rigueur dans la mesure où elle se définit comme réflexion sur les profondeurs subjectives : bien que réflexif, son discours s'apparente, de ce fait, à celui de la littérature. Comme la littérature, elle renonce à tout souci de scientificité sans se confondre avec le sens commun. C'est ainsi que l'œuvre de Gabriel Marcel est à la fois théâtrale et philosophique.

Création théâtrale et théorie du Toi

Ce n'est pas par ce que l'œuvre de Gabriel Marcel commence par le théâtre que celui-ci est fondamental, car le chronologique n'a pas comme telle valeur logique. Mais le théâtre est le corrélat de l'aspect existentiel de sa philosophie. Les personnages de théâtre représentent pour l'enfant unique ces « Toi » auxquels on peut s'identifier dans une relation fraternelle, car ils parlent. Parole et communion sont toujours liées. Le théâtre de Gabriel Marcel est un lieu d'affrontement et d'ambiguïté, qui laisse espérer une communication supra rationnelle. Le caractère dramatique du seuil invisible réside dans la méconnaissance entre les personnages. Chacun se construit de l'autre une idée qui empêche toute véritable rencontre. La foi religieuse, incarnée par certains personnages, n'arrive pas à triompher du doute des autres, qui parfois se communique. Dans La grâce (1911), Gérard, dont la foi semble mêlée au ressentiment de sa faiblesse et de sa maladie, préfère à Françoise, sensuelle, passionnée, athée et esprit fort, son désir fantasmatique d'une femme chaste. Françoise le trompe et le lui avoue dans un moment où il la désire tout entière. Gérard y voit alors un appel divin vers l'absolu. Il manque définitivement Françoise, et c'est le frère de celle-ci qui recueille le dernier regard de Gérard, tandis que le doute ne peut la quitter. C'est encore le conflit entre l'idée et l'autre que manifeste Le palais de sable (1913). Clarisse, seul être aimé de son père, député bien-pensant, veut rentrer au cloître. Son père l'en détourne et provoque chez elle une crise de la foi, qui la conduit à l'incroyance. Mais, du même coup, Clarisse est à jamais perdue pour son père. Elle prend en pitié sa mère délaissée, mais chacun demeure dans son isolement. Faute d'accepter l'autre dans sa différence, Moirans, le père de Thérèse, qui frôle l'amour en préférant sa fille à un christianisme réduit à un système d'idées, est condamné au solipsisme. Les chaînes de l'idéalisme ne sont pas brisées et la voie de l'être semble à jamais fermée.

 

Une métaphysique de la situation ou la dialectique du même et de l'autre

Entre la reconnaissance d'autrui et la foi, le lien est étroit. L'une et l'autre appartiennent à l'essence même de la spiritualité. Cette thématique se trouve analysée dans Le journal métaphysique, (1914-1915).

Dans une expérience qui constitue le point de départ de sa philosophie, Gabriel Marcel découvre sa vocation de dramaturge, et le théâtre et réciproquement une expérimentation métaphysique. Le dramaturge doit s'effacer devant ses personnages, car la fonction du drame et d'inviter le spectateur à exister, ce qui suppose le respect de la liberté des personnages. Même après sa conversion, Marcel se refuse à utiliser le théâtre comme un instrument didactique. Son rôle est de faire entendre des appels contradictoires. Car le personnage, en tant qu'existant personnel, est un faisceau de relations où s'embrassent le singulier et le pluriel. Comme chez Hegel, le propre de l'esprit est d'être un Je qui est aussi un Nous, une unité multiple, une identité dans la différence. Car la réalité quotidienne est historique, et le véritable visage est au-delà de soi, façonné par les conflits et les communions qui le constituent. L'existentialité est la transgression des limites. C'est dans la conscience de l'autre que l'on accède à la conscience de soi. Le moi vide, saisi dans l'immédiateté de la conscience, n'est pas le moi véritable, qui ne sera tel que par la conquête du monde, grâce au passage dialectique du même à l'autre. Il n'y a d'existence que réconciliée. L'existence implique donc un temps constitué d'instants hétérogènes, en un sens discontinu, sans toutefois être purement et simplement transcendé par la liberté. Le temps est aussi perçu comme continu dans le discontinu même, car la subjectivité est contingente, et nécessairement singulière et conflictuelle.

La solidarité et la communion des personnes peuvent aller jusqu'à une sorte « d'Interssuception », triomphe de la finitude. Dans Quatuor en fa dièse, (1916-1917), Claire divorce de Stéphane qui la trompe. Elle se remarie avec Roger, le frère de Stéphane. Claire va écouter en secret le quatuor et alors comprend à la fois le sens de la musique de Stéphane et l'amour qu'elle lui garde. Elle avoue à Roger qu’en lui elle cherche et aime Stéphane. Roger connaît à son tour le drame de la méconnaissance. La musique est le médium qui permet à Claire d'aimer à la fois Stéphane et Roger, qui rend possible l'amour de Roger et rend vivant l'amour de Stéphane.

C'est une fidélité dialectique qui se joue dans L'iconoclaste (1923) : Abel Renaudier a aimé Viviane, la femme de son ami Jacques Chabot. Viviane aimait Jacques et Abel s’est tu par amour. Mais après la mort de Viviane, Abel ne peut supporter le remariage de Jacques et, pour se venger, fait croire à Jacques que Viviane l'a trompé. Or, Abel apprend que seul le souvenir de Viviane a poussé Jacques à se remarier. Le trouble et le désespoir s'empare de lui. Sa fidélité se trouve ébranlée, car la fidélité active est fidélité à la vie alors qu'une fidélité absolue risque de renier le sens même de l'engagement. Au-delà de soi et d'autrui, la fidélité, inappréciable par un tiers, ne peut être que la créativité qui requiert non le jugement d'un autre, mais sa reconnaissance.

 

Échec et illumination 

Gabriel Marcel poursuit l'épreuve de la dialectique affectée du négatif. Dans Le cœur des autres (1919), l'art perd sa force de communion, et un don unilatéral creuse l'abîme entre les êtres. Quand l'art se laisse prendre pour un absolu, c'est précisément que ni la création artistique ni l'artiste ne sont authentiques. L'idée prend alors le pas sur l'existence.

De même que l'art et l'amour sont sujets à l'échec de même la mort. C'est ce que développe La mort demain (1919), La chapelle ardente (1919), Le monde cassé (1933), L'horizon (1945). La mort apparaît comme étant d'abord celle d'un autre, et la vie est déjà et nécessairement mort, dès lors que dans la relation inters-subjective l’avoir l'emporte sur l'être, l’objectivité sur la foi, le quantitatif sur le qualitatif. Cette réification entraîne une pseudo fidélité qui n'a pas le mouvement inconnu de la vie. La manière de se comporter face à la mort est alors le critère de l'authentique ou de l’inauthentique.

La question du malentendu est posée dans Un homme de Dieu (1925). Lorsque la charité devient professionnelle, elle manque autrui comme proche et empêche la rencontre. Sous le prétexte d'aimer tout le monde et de tout pardonner, Claude, Pasteur émérite, n'aime que son personnage.

Mais l’échec toujours liés à l'indisponibilité peut devenir le chemin du sens. C'est bien ce qu'entend montrer Le monde cassé, où l'acceptation de l'impossibilité d'un premier amour va redonner à la relation conjugale dont l'amour était absent quelque chose de ce premier amour, tandis que la foi, choisie par celui qu’aimait Christiane, rejaillit sur elle lorsqu'elle apprend la mort de ce dernier. L'échec devient accès à l'être si, et seulement si, la liberté, loin de se replier sur le passé, l'assume en opérant des ruptures et des continuités.

Avec des erreurs, des tâtonnements, avec leur inquiétude, les personnages dans le jeu des relations se dépassent en intériorisant l'autre comme autre. À leur contact le spectateur lui-même est conduit à se transformer, en communiant à l'exil, aux mensonges qui tuent, aux contradictions insurmontables. Le chemin de crête (1936), Le dard (1936), La soif (1938) postérieures à la conversion de Gabriel Marcel invitent simplement, au cœur même du tragique et devant la transcendance de l'être, à l'espérance d'une liberté qui invente des forces de vie et d'amour. Dans L'émissaire 1949, Le signe de la croix, 1949, Rome n'est plus dans Rome, 1951, la lumière proposée ne devient lumière que pour celui qui fait la vérité, comme écrit Saint-Jean.

 

Théâtre et philosophie

Si le théâtre de Gabriel Marcel se prête ainsi aux commentaires, c'est bien parce qu'il est un texte discursif plutôt qu'un dialogue. La lecture de ces pièces, en effet, ne présente pas moins d'intérêt que leur représentation, et c'est là sans aucun doute la faiblesse de ce théâtre. Comme dans ses compositions musicales, l'auteur y fait l'expérience de la création et interprète l'art comme une forme de la pensée plus haute que la pensée conceptuelle. Il inverse en quelque sorte le rapport hégélien entre la représentation et le concept. Or, s'il justifie cette hiérarchisation par l'adéquation entre l'art et l'irrégularité existentielle, il faut bien avouer que ces personnages quelle que soit l'importance des relations interpersonnelles qui se nouent entre eux et qui constituent le drame, donne lieu à des types spirituels qui tendent à perdre leur singularité propre. C'est que le théâtre de Gabriel Marcel est vraiment déjà sa philosophie. Et si sa philosophie n'est point une philosophie de théâtre, son théâtre comporte ce qui, pour lui, caractérise tout acte philosophique : la réflexivité.

C'est pourquoi pour rendre compte du rapport entre sa philosophie et son théâtre, il propose la métaphore d'un pays partiellement insulaire, partiellement continental (entretien avec Paul Ricœur). Les îles sont les pièces de théâtre. De même que, pour accéder à l’ile, il faut effectuer une traversée, de même ici, pour accéder à l'œuvre dramatique, il faut quitter le rivage. Le théâtre de Gabriel Marcel est donc bien réflexif, et son insuccès vient moins sans doute des situations qu'il aborde que de son hybridation.

Car si le théâtre est philosophique, la philosophie anti systématique est une thématisation du théâtre, qui ne manque pas de rigueur dans son ordre propre. Le journal métaphysique découvre le statut du sentir et de la subjectivité, tandis que Du refus à l'invocation, 1940, étudie la valeur de la chair comme conséquence de l'incarnation. C'est sur ce fond que se comprennent les distinctions entre l’être et l’avoir, l’être qui est toujours au-delà des vertus et des idées. L'expérience ontologique entraîne par suite une distance entre le problème et le mystère recouvrant celle du connaissable à un supra connaissable. Tout se passe comme si le discursif devait s'effacer devant la rencontre et l'épreuve. Le mystère renvoie au tutoiement et à l'amour. À l'influence hégélienne, déjà signalée, se joint celle de John Royce qui donne lieu à une méditation sur la métaphysique de Royce (1945). Gabriel Marcel construit cette problématique de l'autre comme toi impliquant la foi dans Etre et avoir, 1935, Homo viato, 1944, Le mystère de l'être 1951. Cette philosophie existentielle, de parenté socratique, à l'enseignement près, est aussi une philosophie de l'inquiétude qui rejoint Saint-Augustin, Pascal, Kierkegaard (L'homme problématique, 1955). Cette inquiétude renvoie à une interrogation sur le monde technicien et sa valeur d’existentialité que Gabriel Marcel déploie de façon souvent pessimiste dans Les hommes contre l’humain (1951).

 

Du questionnement à l'adhésion à Dieu.

Ce qui échappe comme tel à la conceptualisation, c'est bien ce que Gabriel Marcel, comme le jeune Hegel, s'applique à penser et dont il essaie de dégager la logique. Intéressé par le senti, le vécu, le cru, il renonce assez vite à l'expérience spirite, trop monadique. Or, il a analysé les conditions de la foi avant de croire lui-même. Mais pourquoi opter pour une confession religieuse puisque l'expérience de Dieu ne peut s'imposer. Ni ses amis, ni la foi protestante de sa femme ne l'aident à choisir. Le 25 février 1922, Mauriac lui écrit « pourquoi n'êtes-vous pas des nôtres ? ». Gabriel Marcel il y voit une invitation de Dieu et comprend qu'il peut ou non y répondre. Depuis longtemps, préparé à la foi, il connaît la paix, après le doute. Attiré par le protestantisme, c'est pourtant à l'église romaine qu'il demande le baptême, il ne sait au juste pour quel motif, et peut-être n'y en a-t-il pas.

L'expérience de cette conversion suscite une nouvelle réflexion sur le rapport à Dieu et lui fait approfondir son analyse de la communion.

Cette entrée dans l'église romaine n'a jamais fait de lui un esprit soumis. Sa conception de la personne et de la fidélité est remarquablement hardie, et on peut s'étonner de la bonne presse que Gabriel Marcel a trouvée dans les milieux intégristes. Que sa mort soit annoncée dans Le monde le 11 octobre 1973 par le mouvement des silencieux de l'église, invite à s'interroger. Le goût de la liturgie latine, l'option monarchiste, le sens de la hiérarchie le rapproche sans doute des intégristes. Mais si l’on ne tait pas, dans un silence idéologique, le plus pertinent de son œuvre, la dialectique de l'amour et la fécondité de l'échec, il faut bien admettre que la contradiction entre ces deux aspects d'une même pensée provoque une inventivité qu'on ne voit guère à l'œuvre chez les conservateurs. Peut-être oublient-t-ils, oubli significatif, ce que Gabriel Marcel a écrit : « si paradoxal que ceci puisse sembler au classificateur professionnel qui voudrait me situer à droite je ne me laisserai pas de répéter que l'anticonformisme est la note fondamentale de ma pensée » (Ariane et Barbe-Bleue, 1935).