La tradition de l’amitié
Évangile aujourd’hui, revue de spiritualité franciscaine, 1987
La valeur accordée au rapport à soi-même, les manières de gérer ce rapport ne sont pas constantes dans l’histoire de la morale occidentale. Dans l’Antiquité même, deux grandes transformations dans la manière d’envisager le problème de la morale de l’affectivité, sont repérables : l’une concerne le passage d’une morale du bon usage des plaisirs à celle d’une préoccupation de soi-même, l’autre le passage d’une morale du souci de soi à une morale du renoncement à soi[1].
D'un système à l'autre des survivances subsistent. Certains textes chrétiens sur la virginité par exemple s'inscrivent encore dans la perspective païenne du souci de soi tout en ébauchant une morale de l'oubli de soi. C'est le cas du Banquet de Méthode d'Olympe[1] où l'imitation proposée du Christ et en particulier de sa croix rompt avec le système du souci de soi, alors que le but de la virginité, le salut personnel et la divinisation de soi, est conçu en fonction de cette imitation du Christ.
UNE MORALE DU BON USAGE DES PLAISIRS, LES GRECS A L'ÂGE CLASSIQUE
Gouvernement, bonheur, amitié
Si la pratique des techniques de soi caractérise, dans son ensemble, la morale de l'antiquité grecque, elle est associée, dans la culture grecque classique (IV' siècle avant J.C.) à un bon usage des plaisirs. Prendre du plaisir est désirable pourvu que ce soit « convenablement », selon la sagesse qui seule peut déterminer les critères du convenable. Or c'est le commandement, le gouvernement de soi, qui définit la sagesse, et réciproquement. « Être sage et se dominer, commander en soi aux plaisirs et aux désirs»[1]. Mais cette capacité à se gouverner soi-même, à être maître de soi, ne se gagne que dans une résistance aux désirs, dans un certain combat contre les plaisirs. Non que de soi le plaisir soit mauvais, mais il faut à tout prix éviter d'en devenir de quelque façon l'esclave. Cette préservation est ainsi la condition de la seule jouissance satisfaisante, celle qui ne va pas à l'encontre des exigences de la raison. C'est donc contre soi-même qu'il faut se battre afin de se gouverner soi-même.
C'est par rapport à la pratique d'une telle «ascèse», d'abord appliquée à la domination de soi-même, que l'amitié prend place dans le discours éthique. L'amitié est un plaisir qui mérite d'être cultivé, dans une morale où le gouvernement de soi, la direction de la maison et le gouvernement de la cité s'exercent conjointement et ont la même structure. Dans la morale du « juste milieu » qu'élabore Aristote l'amitié aide les hommes de bien dans l'accomplissement de ces trois tâches difficiles ; elle développe la vertu et elle est en elle-même une vertu. Pratique incessante de modération, disposition acquise à bien agir, la vertu parfait l'être qui l'exerce. Sentiment naturel qui lie tout homme à l'autre, l'amitié est la reconnaissance en l'autre d'une similitude, et l'affection qui en suit. L'existence commune appelle l'amitié qui concerne la relation entre époux, entre parents et enfants, entre maître et esclave[2]. Il s'agit alors d'une amitié entre inégaux qui, parce qu'elle comporte la justice, préserve les inférieurs des abus du pouvoir et garantit la beauté morale de la conduite du maître. Les exigences de l'époux envers l'épouse en particulier montrent combien la relation conjugale faisait l'objet des préoccupations morales.
Mais l'amitié entre inégaux est bien éloignée de l'amitié véritable, de l'amitié la plus haute, la relation d'égal à égal, d'une réciprocité parfaite fondée sur la ressemblance de la forme de vie et de la vertu, sur le partage des pensées, sur la bienveillance et la confiance indéfectible[3].
L'Ethique d'Aristote est liée à la recherche du bonheur
Le bonheur réside dans l'activité intellectuelle ; nul ne peut constamment la soutenir, mais sa pratique correspond à la plus haute vertu. L'amitié a dans l'ordre des vertus pratiques une place et un statut à part. Elle ne correspond pas au bonheur que procure l'accomplissement de la fonction propre de l'homme, l'activité intellectuelle, et pourtant elle est indispensable au bonheur[4]. Qui pratique l'activité intellectuelle pourrait devoir se passer d'ami, mais il serait néanmoins malheureux sans ami. Ce désir d'amitié, cette exigence, ne tient pas aux limites que posent à l'activité intellectuelle les impératifs du corps, les responsabilités politiques, tout ce qui tient au caractère mixte (corps et âme) de l'être humain. L'amitié nous rappelle que la quête du bonheur n'est pas la possession du bonheur, que l'homme n'est pas un Dieu. Il n'y a pas de bonheur sans l'épreuve de la joie d'exister, et l'amitié véritable, dans l'activité commune de la pensée et de la vertu[5], donne à l'ami de participer à l'existence de son ami. L'ami est pour l'ami comme un miroir dans lequel l'ami reconnaît son image. L'amitié est compatible avec l'indépendance de l'activité intellectuelle : puisque l'ami est un double, l'ami peut se contempler soi-même, alors que se relâche, pour des impératifs concrets, l'activité intellectuelle[6].
L'amitié est ainsi plus intime que l'amour, qui n'est qu'une amitié exagérée[7], compromettant la domination de soi.
Dans le domaine de l'affectivité, dans le domaine de l'économique, dans le domaine de la politique, où l'amitié prend la forme de la concorde, l'amitié est le principe régulateur des conduites ; là encore, elle assure la pratique de la justice.
Mais l'ami, cet autre soi-même, peut-il se rencontrer, les amis peuvent-ils demeurer et devenir ensemble ce qu'ils sont ? C'est peut-être cette question qu'invite à se poser l'exclamation énigmatique de Diogène Laërce attribuée à Aristote : « oh ! Mes amis, il n'y a pas d'amis ! »
La communauté des amis
Comptée au nombre des bons plaisirs, compatible avec la domination de soi l'amitié est, pour les épicuriens, une pratique communautaire, un art de vivre. La communauté des amis pourrait s'appeler communauté des amis de « la lucidité et des plaisirs ». Communauté de lucidité parce qu'elle permet l'exercice rationnel et la connaissance du déterminisme de la nature et délivre des délires de l'imagination, de la crainte et des superstitions[8]. Communauté de plaisir parce qu'elle favorise le plaisir le plus pur, à savoir le plaisir intellectuel. En marge de la cité, la communauté des amis affirme le caractère conventionnel de l'amitié, moyen et garant du plaisir, mais assurance pour chacun qu'aucun des amis ne peut lui vouloir ni lui faire du mal[9]. Telle est la manière épicurienne de vivre l'amitié.
L'amitié, dépassement de l'amour entre le maître et le disciple
L'amitié dans la Grèce Antique a pour enjeu l'activité intellectuelle et morale, lieu par excellence de la suffisance à soi-même et du gouvernement de soi. C'est pourquoi l'amitié intéressera la relation qui fait l'objet d'une préoccupation morale insistante : celle qui, admise et même hautement valorisée, lie un homme et un garçon d'âge et de condition différents ; l'un étant déjà engagé dans les tâches de gouvernement et l'autre étant destiné à y parvenir[10]. L'interrogation morale porte alors sur le respect de la liberté et l'éducation de la volonté du garçon, futur sujet de conduites morales et de recherche de la vérité.
Le garçon aimé est dans une phase de son devenir, et l'amour porté au corps masculin juvénile, dont la beauté est le signe de la distinction morale à venir, semble marqué par la précarité. Une double question morale se pose : comment se comporter en amour avec un futur sujet moral ? Comment convertir l'amour fragile et passager en une amitié capable de durer et utile au garçon pour accomplir ses devoirs à venir ?
A partir du moment où il s'agit de savoir comment une relation, libre de toute contrainte institutionnelle (qu'imposent respectivement la direction de la maison et la responsabilité politique), peut être pour l'un exercice continu de la domination de soi, et pour l'autre apprentissage de cette domination, la question de la réciprocité se pose.
Démosthène fait l'éloge d'un jeune homme qui a de l'honneur. Il apprend par la philosophie à exercer et à diriger sa pensée, et ce faisant estime qu'il doit résister, sur le plan affectif et sexuel, aux avances du maître. Il doit devenir maître de lui et maître des autres, et en prendre d'ores et déjà les moyens. Comment pourrait-il sans se poser de questions consentir à une relation sexuelle dans laquelle il aura un rôle comparable à celui d'une femme, esclave ou épouse ? Le maître ne peut que récompenser par une sollicitude accrue la pertinence d'une telle interrogation et la dignité d'un tel comportement. Le garçon doit apprendre à être maître, meneur d'un jeu social. Dans le domaine de l'affectivité, il convient, s'il veut être meneur du jeu, ou de différer l'acte sexuel au moment qu'il juge bon, ou d'y renoncer. La supériorité du maître dans la vertu est provisoire ; l'égalité future porte les promesses d'une réciprocité possible. Le renoncement à l'acte sexuel accompagné d'une volonté de transformer l'amour en amitié serait la garantie de cette réciprocité.
L'amitié donnerait congé à l'objet du plaisir au profit d'un sujet capable d'en décider.
Platon dans le Banquet ouvre la voie d'un véritable amour se confondant avec l'amitié. La question n'est plus seulement celle de la façon de se conduire, mais celle de l'être de l'amour. La recherche est à mener non plus du côté de l'aimé mais du côté de l'aimant. Ce que l'aimant aime dans l'aimé c'est la beauté en elle-même et, à travers elle, la vérité. Amour de la vérité dans lequel l'aimé le précède et qui le rend si aimable. Platon ne condamne pas pour autant le rapport au corps, ni les plaisirs qu'il offre : entre le beau corps, les beaux corps, les belles âmes, leurs belles actions et leurs connaissances, le rapport est continu. Ce n'est plus seulement la valeur de l'aimant (le maître) qui donne à l'amour sa structure, ce n'est plus elle seulement que le garçon progressivement imite. C'est le rapport à la vérité qui constitue Eros[11], qui égalise l'aimant et l'aimé. Le rapport à la vérité est fondateur de l'amitié qui les lie. L'un et l'autre sont emportés dans le même amour, dans le même mouvement vers la vérité dans laquelle ils s'aiment. La question morale ne porte plus sur l'honneur du garçon mais sur le maître, qui symbolise le modèle moral lui-même. Le maître est digne d'amour parce qu'il sait résister à la séduction de ceux qui l'aiment, parce qu'il aime véritablement le vrai et veut le faire aimer. Socrate, vieux et laid, concentre en lui, démultipliés, tous les charmes habituellement prêtés à la beauté des sujets aimants. Il réalise parfaitement ce que les jeunes gens ont à apprendre : la domination de soi. En cela il est maître encore, dans le jeu de la vérité. La morale du bon usage des plaisirs s'inscrit ici dans un apprentissage de la sagesse qui conduit à la vérité. Il ne s'agit même plus de la juste pratique des plaisirs par la domination de soi ; le combat pour la tempérance a une autre portée : la vérité du désir se trouve dans l'être-vrai. L'ascétisme nécessaire à la domination de soi prend la forme d'un renoncement qui purifie l'amour. Ce qui semblait appartenir en propre à l'amitié : symétrie et réciprocité, devient constitutif de l'amour vrai. Mais c'est le rapport à la vérité qui les fonde.
Ni l'austérité sexuelle, ni la rédemption de l'amour par l'amitié ne sont l'invention de la morale chrétienne. Elles appartiennent à la morale de l'antiquité païenne et y sont, dès l'âge classique de cette antiquité, des questions vives.
LE SOUCI DE SOI ET L'AMITIÉ EXCLUSIVE lA PENSÉE STOICIENNE
L'amitié du sage
Dans les propos sur l'amitié chez les stoïciens, notamment ceux sur l'amitié du sage, l'amitié est disjointe de la sagesse et n'est pas comptée au rang des vertus. Il n'y a de sagesse que dans la solitude : être sage c'est pour chacun occuper la place qui lui revient dans le système de l'univers, où s'inscrit la cité humaine. C’est jouer le rôle que la Nature commande et faire tout ce qui est en son pouvoir pour jouer parfaitement : devenir le sujet de ses conduites.
L'amitié n'a de valeur que pour autant qu'elle concorde avec la sympathie universelle. Dans la hiérarchie des formes que cette sympathie peut prendre, elle vient après les liens naturels, l'affection fraternelle ou parentale par exemple. Il n'en reste pas moins que le sage est l'ami par excellence, lui qui n'agit ni par plaisir ni par intérêt. Non seulement sa volonté de respecter l'harmonie universelle et de concourir à sa réalisation le rend capable de se faire des amis, autant que d'accepter d'en perdre - en suivant amoureusement son destin - mais encore sa pratique désintéressée d'autrui, et son effort de rationalité, le prédisposent au partage en solidarité avec tous. Le sage ressent des affinités avec tel autre sage en fonction de ses vertus propres. Ce n'est pas l'insuffisance qui porte le sage vers tel autre mais plutôt la complémentarité qu'il lui offre, en raison de ce qu'il est lui-même.
L'amitié et l'amour
Ces thèmes de la complémentarité, du partage, de la transformation de soi-même, de l'aide mutuelle, vont être exploités par les textes stoïciens des premiers siècles de notre ère à propos du lien conjugal. Celui-ci devient la figure privilégiée de l'amitié. Dans la mesure où tout ce qui se produit trouve sa raison dans l'ordre du monde, l'homme et la femme qui participent également de la raison dont ils sont une parcelle ont à devenir chacun sujet de sa conduite. L'amour qui les pousse l'un vers l'autre, l'amitié dont ils se rendent dignes, leur rendent désirables une union de vie et une intimité spirituelle
Art de vivre en couple et de n'être qu'un, le mode de vie conjugal est la forme la plus haute de l'amitié[12]. Tout se passe comme si le souci de soi en devenant plus intense donnait de l'importance à l'autre également appliqué au souci de soi. Le semblable prend une figure nouvelle : l'autre le plus parfaitement semblable c'est, pour l'homme, la femme et réciproquement. Ils sont égaux au point de vue intellectuel et moral, ils sont complémentaires car ils peuvent fusionner dans l'union sexuelle, à l'image du mélange total à l'œuvre dans l'univers. « Celui qui n'a pas d'épouse ni d'enfants ne connaît pas l'amour le plus vrai. Les autres amitiés ou affections ressemblent au mélange des légumes ou de toutes autres choses analogues qui se réunissent par juxtaposition, tandis que l'amour de l'homme et de la femme ressemble à ces mélanges intégraux, tels que celui du vin avec l'eau»[13].
Partage de vertu, échange de paroles[14], force de l'affection[15] ; tous ces traits de l'amitié caractérisent le compagnonnage spirituel des époux. Dans ce compagnonnage une nouvelle valeur est assignée aux plaisirs sexuels : ils sont la marque d'une affection qui mérite d'être entretenue et renforcée. L'amitié ainsi entendue n'est pas seulement une relation privilégiée, mais encore exclusive dans son intimité. Le rapport qu'elle entretient avec les plaisirs sexuels est inversement proportionnel à l'abstinence que doit s'imposer l'amour des garçons, pour s'élever à une amitié durable tout au long de la vie. « Les philosophes disent que parmi les choses les unes se composent de parties distinctes comme par exemple une flotte, une armée ; d'autres des parties jointes entre elles comme une maison ou un navire ; d'autres enfin de parties fondues en une unité comme chaque organisme vivant. Il en est ainsi à peu près des différentes sortes de mariages : celui qui se fait par amour aboutit à une fusion et à une unité parfaites ; celui qui se fait en vue de la dot ou des enfants à naître ressemble à un tout fait de parties jointes entre elles ; celui qui n'a pour but que la volupté du lit ressemble aux objets composés de parties distinctes »[16].
La supériorité de l'amitié conjugale tient à l'élégance du style de vie qu'elle autorise et à la rationalité qu'elle y introduit, en opérant une unité quasi-substantielle : la vie à deux. La vie conjugale est désormais la mesure de toute amitié, l'art par excellence de se soucier de soi en se souciant de l'autre.
Il convient alors de se demander comment le christianisme traitera l'amitié, compte tenu du rapport à un Dieu personnel, qui se dit un Dieu d'amour, et compte tenu aussi de l'ascétisme consistant en un combat contre la chair, et du renoncement à soi.
Les textes patristiques qui traitent de l'amitié sont postérieurs à ceux de Pline et de Plutarque. Ces textes appartiennent soit au genre du récit autobiographique, le plus célèbre étant celui d'Augustin dans les Confessions à propos de son ami Alypius[17] ; soit à des traités de morale portant sur le mariage ou la virginité. La conception de l'amitié à laquelle ils se rattachent est plus proche des textes de la Grèce classique que de ceux du stoïcisme tardif (Pline, Plutarque, etc.). La communauté des époux s'inscrit dans un autre système que celui du souci de soi ; la fidélité y prend un sens nouveau d'abnégation et de combat de la chair, en même temps qu'elle reçoit une valeur symbolique, d'ordre sacramentel. Le rôle spirituel de l'épouse chrétienne ne suffit pas pour les discours sur l'amitié. La véritable amitié est un rapport d'homme à homme, à l'abri des tentations de chair que la femme incarne[18]. Ce n'est pas sans raison que ces textes ne sont pas étudiés ici et que l'exemple de saint Thomas est retenu comme figure d'une morale de l'amitié bien différente de celles des anciens. Sur l'amitié comme sur d'autres questions qui peuvent être « discutées », saint Thomas ne répète pas Aristote, il le « re-travaille ». Confrontant les instruments théoriques d'Aristote avec les affirmations propres du Christianisme et à ses pratiques, dont la plus singulière est sans doute l'autorité exercée par le pasteur sur la conscience des chrétiens, saint Thomas réordonne les premiers en fonction des seconds.
L'AMITIÉ ET LE RENONCEMENT À SOI :
LE CHRISTIANISME
Le Moyen Age est un temps d'invention en matière de rapports sociaux et de rapports affectifs, les seconds étant toujours dépendants des premiers. La prolifération des textes sur l'amour et sur l'amitié dans les grandes sommes de théologie, mais aussi dans des textes nombreux, comme dans ceux issus de l'école appelée des « victorins », en fournit l'illustration.
On pourrait penser qu'en vertu de la subordination établie entre amitié et charité, l'amitié n'est plus qu'un prétexte à parler de la charité. Or saint Thomas d'Aquin développe un propos sur l'amitié qui a sa cohérence propre. L'amitié dans l'ordre de la morale est comparable à la nature dans l'ordre philosophique. De même que la grâce ne détruit pas la nature mais la parachève, et que la grâce pour se réaliser exige le support de la nature - toutes affirmations bien connues -, de même la charité n'efface pas l'amitié, mais lui donne sa perfection, comme à toute autre vertu. La charité d'ailleurs ne saurait être le principe de restauration des liens abîmés par le péché, sans la présence en toute créature d'une capacité naturelle d'aimer. L'amitié, comme tout ce qui relève de la morale, s'inscrit d'une part dans l'ordre du monde, d'autre part dans le mouvement théologal de sa rédemption. La morale connaît donc, dans cette perspective, une double subordination à la philosophie et à la théologie.
Le monde de saint Thomas, dans sa permanence, en expansion et en mouvement, est un monde composé d'êtres et de degrés d'être, hiérarchisés que l'on peut schématiser de la manière suivante avec Stanislas Breton: « Tout agent agit pour lui-même, mais il n'agit pour lui-même qu'en servant l'espèce ; l'espèce à son tour œuvre pour le tout : et le tout lui-même, c'est-à-dire le monde, tend au Bien, séparé et universel qui n'est autre que Dieu » (Saint Thomas d'Aquin, Seghers). Les différents êtres sont en relation d'interdépendance, et chacun aspire à un dépassement de lui-même dans l'être dont il relève, et qu'il aime plus que lui-même, dans la mesure où il y trouve sa propre perfection. L'amour en chacun est la source de son dynamisme et a une portée « extatique », c'est-à-dire de sortie de soi. Si l'amour de soi-même est la condition de tout amour[19], s'aimer soi-même dans sa perfection ou à la perfection, c'est aimer aussi et tout à la fois le bien de son espèce et le bien universel qui est Dieu lui-même[20]. Il n'y a pas de conflit entre l'amour de soi et l'amour de l'autre.
D'un point de vue on peut dire que nul n'aime naturellement Dieu plus que lui-même, puisque son amour pour Dieu est un mouvement d'ascension vers Dieu et de retour à soi. Mais d'un autre point de vue on peut dire qu'on aime Dieu plus que soi-même, puisque l'être ne réalise son vœu le plus profond et ne s'accomplit lui-même dans le meilleur de lui-même qu'en aimant Dieu.
C'est dans ce cadre de pensée, où la relation a une importance, que les commentateurs ont trop souvent minimisée - l'être y est « être-vers » - que s'inscrivent les questions de l'amour et de l'amitié. Saint Thomas, en effet, traite l'amitié comme une des formes de l'amour (Somme théologique, la IIae 26, 3). C'est l'amour bienveillant et durable. Enraciné dans la volonté du bien pour lui-même (« benevolentia », la IIae 26, 4), l'amour d'amitié, à la différence de l'amour de convoitise fondé sur un manque, tient à l'attrait produit par la ressemblance (la IIae 27), et réalise l'union des sentiments de l'aimant et de l'aimé, chacun voulant pour l'autre le bien qu'il se veut à soi-même, ce qui est bon pour lui de façon singulière. L'amitié est une sorte de transformation réciproque par laquelle les amis vivent l'un par l'autre, l'un en l'autre, chacun ressentant ce qui arrive à l'autre. L'amitié est une unité de vie, une seule et même vie pour deux, l'ami étant pour l'ami un autre soi (la IIae 28). L'amitié est donc, de manière exemplaire, extatique. Elle met hors de soi, mais volontairement et de façon sélective.
L'amitié comporte des exigences qui impliquent certains renoncements qui ne peuvent s'opérer sans le secours de la grâce. Le modèle de l'amitié c'est l'amour de Dieu pour l'homme, dont Dieu a l'initiative, mais qui invite chacun à devenir en retour l'ami de Dieu, et à aimer l'autre comme un prochain. L'amitié devient la règle universelle de la relation à autrui. Bien loin d'affadir l'amitié, la charité en est plutôt le sel.
L'amour d'amitié comparable à l'interpénétration réalisée par l'Esprit Saint dans la Trinité (Somme contre les gentils, IV, 19) est la relation la plus intime et la plus forte.
Les textes de saint Thomas devraient pouvoir s'appliquer à la relation conjugale que saint Thomas présente comme l'amitié la plus grande (Somme contre les gentils, LXXX § 5). Cette formulation constitue un des points pour une argumentation en faveur de l'indissolubilité du mariage. Nulle trace dans ce texte d'une connaissance des propos des stoïciens analysés plus haut, qui développent l'idée d'une réciprocité de l'amour entre l'homme et la femme proportionnelle à l'égalité de leur valeur. Désignée par saint Thomas comme relation privilégiée et exclusive, l'amitié conjugale, comparable à la relation entre le Christ et l'Eglise, est telle : en fonction de l'unité qu'elle donne à voir dans un « état de vie » institutionnalisé (le mariage) et pas du tout en fonction de l'égalité entre l'homme et la femme. La raison de la femme en effet est tenue pour si imparfaite que seule elle ne pourrait même pas assumer l'éducation des enfants. Pour l'homme elle est une aide mais à titre de subordonnée, d'auxiliaire, pour jouer avec les mots on pourrait dire « d'ancillaire ». Ainsi l'absence de toute référence aux stoïciens chez St. Thomas, alors qu'il est si bon connaisseur de l'antiquité, pose la question de savoir si, en donnant un statut élevé à l'amitié il ne fait pas une concession à la revendication d'amitié explicite qui se développait dans les poèmes de l'amour courtois par exemple, tout en prévenant les subversions que cette amitié pourrait introduire dans l'ordre des valeurs et l'exercice du pouvoir établis.
L'amour courtois quant à lui codifie une relation amoureuse, illicite d'un point de vue juridique et illégale d'un point de vue moral, entre une femme mariée, suzeraine, et un homme encore jeune, célibataire et de condition sociale inférieure. Cette relation semble se définir contre la forme de la relation conjugale. Là où la relation conjugale est compromise avec les intérêts de la richesse et du pouvoir, l'amour courtois est « échange des cœurs » annulant par l'amour deux inégalités symétriques entre les amants : être femme, être vassal. À la concession faite au plaisir qui accompagne l'union sexuelle des époux en vue de la procréation, l'amour courtois oppose les jeux érotiques de « l'assag » (= érotique de la caresse qui se détourne de la pénétration au profit d'un plaisir diffus). Enfin dans l'amour courtois, la parole est partie constituante du rapport érotique. La femme aimée comme le troubadour parle, c'est une femme qui parle et parfois écrit. Elle n'est plus seulement, comme dans le mariage, signe d'un échange, mais elle est réellement quelqu'un qui parle.
Si l'image de la femme courtoise avait eu des effets sur la condition des femmes, la femme aurait pu être conçue comme le sujet de l'exercice du pouvoir. Si l'amitié entre l'homme et la femme avait été réellement l'amitié la plus haute, une réelle égalité entre l'homme et la femme aurait été reconnue, et le rapport homme/femme comme rapport de domination de l'homme aurait été mis en cause. La lutte pour la transformation se serait engagée. Si une « union charnelle et pure », selon l'expression de l'amour courtois, avait été possible en même temps qu'un compagnonnage spirituel, le mariage comme état de vie eût cessé d'être inférieur à la vie religieuse. Conciliant le meilleur de lui-même avec l'idéal de la vie religieuse, le mariage devenait le modèle de la vie chrétienne, d'autant que l'amour d'amitié entre l'homme et la femme devenait signe des relations trinitaires elles-mêmes. Hugues de Saint-Victor, sans en faire la stricte démonstration, le pressent dans l'opuscule sur La Virginité de la Bienheureuse Marie (Patrologie Latine, CLXXVI).
En faisant de la relation entre l'homme et la femme l'amitié la plus haute, saint Thomas reprend une valeur du dehors qu'il plie à la cohérence d'un système de valeurs qu'il se donne pour tâche de préserver. Entre l'intégration et la transformation il faut choisir. Saint Thomas a parfois choisi la transformation, mais sur le point dont nous traitons ici il a choisi l'intégration, sans doute parce que la relation de l'homme et de la femme se trouve particulièrement concernée par ce que le christianisme appelle « la chair », et qui est le corrélat du péché. Le renoncement à soi-même est une décision de combattre la chair, compte tenu de la déviation de la nature. Saint Thomas limite l'amitié la plus grande au rapport conjugal qui permet d'en exalter la portée, mais d'en réduire les effets. C'est, en finale, la vie religieuse, organisée pour cultiver l'amour d'amitié entre l'homme et Dieu, qui bénéficie de la magnifique pensée de l'amitié que développe la Somme Théologique.
Il n'en reste pas moins qu'il serait bon de se souvenir, dans toute relation forte, que l'attachement réciproque fait que tout se passe comme si chacun était en son ami affecté par tout ce qui lui arrive de bon et de mauvais (Somme Théologique, la IIae qu. 28, 2).
S'oublier dans les autres sans se perdre soi-même, tel est peut-être le seul impératif qui pourrait subvertir ce qu'il est convenu d'appeler la morale chrétienne. Il ne s'agit pas d'être l'ami de tous mais de favoriser l'amitié, d'utiliser l'énergie qu'elle déploie pour pratiquer à l'égard de tous, sans prétendre être l'ami de tous, la mise en rapport de cet impératif d'oubli de soi avec l'idée évangélique (Mt. 25, 31-46) d'un Dieu qui se perd dans les autres, ces autres étant toujours les exclus d'un pouvoir (affamés, étrangers, mal vêtus, malades, prisonniers). Cela ne serait pas sans effet sur la théologie.
Je laisse à chaque lecteur, pour autant qu'il soit concerné par la production théologique, le plaisir d'y penser et de contribuer activement à son avancée.
[1] Platon, Gorgias, 491 d.
[2] Ethique à Nicomaque, VIII, 8 à 16. Politique I, 13.
[3] Ethique à Eudème, 6, 1240b, 11-12. Ethique à Nicomaque, VIII, 1158a et IX, 4, 1166 a.
[4] Ethique à Nicomaque, VII, 12, et à Eudème, VII 2.
[5] Ethique à Nicomaque, IX, 9.
[6] Ethique à Nicomaque, IX, 9.
[7] Ethique à Nicomaque, IX, 10.
[8] Lucrèce, De natura rerum, IV.
[9] Epicure, Sentence vaticane, LXXVIII.
[10] Michel Foucault, L'usage des plaisirs (tome II de « L'Histoire de la sexualité »).
[11] Cette interprétation renvoie à M. Foucault, ibid., p. 261 et sq.
[12] Musonius Rufus, Reliquiae, XIV 74-75.
[13] Antipater, dans Stobée, Florilège, LX VII, 25.
[14] Pline, L VII, 5.
[15] Plutarque, Eroticos.
[16] Plutarque, Préceptes Conjugaux, 34.
[17] Saint Augustin, Confessions, Livre VI, chapitres 7 à 10.
[18] Voir l'article sur L'Amitié dans le mariage.
[19] Saint Thomas d'Aquin, Somme Théologique, II a II ae 25, 4.
[20] Saint Thomas d'Aquin, Somme Théologique, I 60, 5.