L’ŒUVRE DU TEMPS EN PSYCHANALYSE

Esprit, 1994

 

 Le livre de Sylvie Le Poulichet, Le temps en psychanalyse, ouvre, dans une lignée rigoureusement psychanalytique, des voies pour penser ce qui jusqu'alors n'avait pas été comme tel pensé : le travail du temps. Non pas le temps requis pour le travail du deuil mais celui, pluriel, éclaté, à l'œuvre dans le rêve, celui qu'implique la logique transférentielle et sans lequel il n'y aurait pas d'expérience analytique. C'est en tant qu'expérience psychanalytique, désignée comme "style singulier de devenir" (p. 8), en ce qu'elle met en jeu la rencontre entre l'analyste, l'analysant et le transféré, que la clinique se trouve ici convoquée.

Traversé par les textes de Freud et de Lacan, ce dernier étant une référence importante, mais aussi par ceux de François Perrier à qui l'on doit d'envisager l'analyse comme "un axe de temporalisation", ce livre, à l'inverse du commentaire, fait appel à des textes de philosophie et de littérature : Merleau-Ponty, Lévinas, Deleuze, Blanchot, Duras, Melville. Sylvie Le Poulichet reprend aussi Saint Augustin qui pose la question du temps en termes de non-savoir. Le trajet que nous font parcourir ces textes écrits hors du champ de la psychanalyse interrogent la pensée psychanalytique et l'obligent à se remettre sur le métier. Le lecteur se trouve invité à penser par lui-même autrement en se laissant déprendre de tout ce qui fixe la pensée. C'est ce qui me plaît dans ce livre et me donne envie d'en favoriser la lecture.

Ce livre bouleverse toutes les représentations et conceptions du temps qui nous sont familières. D'entrée de jeu, la question bergsonienne : que fait le temps ? se trouve déplacée. Il ne s'agit plus de se demander ce que fait le temps, mais ce que font les temps du transfert, ces temps "font entendre et réalisent ce qui restait en souffrance" (p. 10). Pour répondre à cette question, Sylvie Le Poulichet invente un nouveau concept, celui de "temps identifiant", dont la fonction est de rendre compte de la série de temporalités qui traverse la parole et l'écoute flottante, celle qui "flotte entre plusieurs temps comme une attention prêtée à l'ordre des successions continuellement ouvert et déplié en des simultanéités" (p. 15).

En rupture avec la conception linéaire du temps et le mirage d'une progressivité continue, le temps identifiant, instaurateur des passages, est à la fois la condition et le critère de l'expérience analytique. On peut dire que, dans l'analyse, rien ne passe avec le temps ni grâce au temps, mais que ça passera dans les temps du transfert, de la transposition, de la transformation, de la métamorphose, temps aptes à faire advenir un évènement psychique en donnant lieu et figure à ce qui, sans forme et sans existence, ne cessait cependant pas "de déferler dans le temps immémorial de l'infantile" (p. 16), et d'agir dans une intrépide anarchie.

Le concept de temps identifiant que Sylvie Le Poulichet élabore en psychanalyste, non seulement à partir de la clinique, mais aussi à partir de la philosophie et de la littérature, correspond à une entreprise philosophique au sens où Deleuze l'entend : inventer des concepts à la faveur d'une expérience vitale. L'entreprise de Sylvie Le Poulichet est  novatrice pour la psychanalyse et également, dans un mouvement d'aller retour, pour la philosophie. A la lire, je me demande si les philosophes, dont le manque se fait cruellement sentir aujourd'hui, ne nous attendent pas parfois du côté de la psychanalyse, comme si la conjugaison d'une écoute et d'une parole inventives, comme si l'attention portée à l'excès de souffrance provoquaient l'activité théorique.

Les concepts  mis en œuvre pour repenser le temps et liés à celui, princeps, de temps identifiant ont une résonnance spinoziste, plus précisément peut-être deleuzienne : rencontre, passage, composition, être affecté. Bonnes ou mauvaises les rencontres, infiniment plus diverses que la relation interpersonnelle, sont au cœur du réel psychique, du corps et de la pensée, qu'elles marquent de composition ou de décomposition. Le temps identifiant, qui abolit ce qu'il est convenu d'appeler le temps, se constitue de la rencontre d'instants qui s'identifient mutuellement et coïncident dans la discontinuité même de leurs passages. Le temps identifiant donne au corps, dans le langage, ses lieux, ses temps et ses liens. Il déchire donc la trame du temps en liant dans un évènement nouveau des moments jusqu'alors séparés.

A partir de ce qui se présente, et dont il devient possible de parler, il fait advenir le passé qui accède alors à la dimension de l'histoire. (Première partie, Le Temps Identifiant, p.15-41)

Les processus inconscients en tant que purs devenirs anonymes, pour ignorer le temps, ont pourtant une temporalité. En tant qu'ils sont des modes de passage : déplacement, condensation, transfert..., ils sont des formes de temps. Certes, ils ne sont pas soumis à la logique du temps, puisque ne cessant de passer, ils n'ont pas de passé, faute de s'être passé pour quelqu'un et de pouvoir être tenu par lui pour absent. Le pur passage est précisément ce qui ne passe pas et ne devient pas passé, lui qui ne cesse de devenir sans jamais advenir.

Le temps identifiant s'inscrit dans les cris suscités chez "l'infans" par la perte de ce qui le satisfait, cris qui ont pouvoir de ramener ce qui avait disparu. Ce temps identifiant suppose la différence entre un dedans et un dehors que chacun compose à partir de rencontres répétées, en même temps qu'il compose ses objets. Ni le dedans, ni le dehors, ni les objets ne préexistent séparés mais se constituent conjointement à la faveur des "répétitions des rencontres" (p. 26). C'est dans la relation à l'autre, semblable et étranger, inséparable de la dimension du temps que se façonnent des identifications mouvantes qui traversent le sujet en le transformant. C'est  ainsi tout le réel en tant que jeu de forces qui correspond à un travail de composition, lequel n'est pas seulement à prendre dans son usage métaphorique qui évoque le domaine de la musique ou le travail de l'écriture. L'analyste joue le rôle "d'axe de temporalisation" en ouvrant à l'analysant un lieu pour sa question, pour qu'elle se répète et se formule. Dans la parole adressée à un autre, l'analysant devient ce qui était, ce qui avait déjà eu lieu sans  être vraiment arrivé- il ne pouvait ni se le figurer ni le nommer. Irréductible à un leurre, le transfert fait entrer le sujet dans un "temps réversif", dont l'auteur montre la logique.

 

Le temps identifiant n'a de sens que pour un "être affecté". La capacité de l'être humain à "être affecté" en un sens qui ne se réduit pas à l'affectif mais désigne la capacité du sujet à la jouissance et à la souffrance,  à la modification dans la répétition même, est corrélative du temps identifiant. L'être affecté, à la fois je et corps soumis au conflit de forces contradictoires est un être en mouvement, en devenir.

Tout se passe comme si le transfert permettait de déplier les successions en simultanéités. La notion deleuzienne de pli fait saisir le temps identifiant comme un temps actif qui constitue comme événement psychique ce qui n'était que "vague pulsionnelle", et la psychè comme "surfaces ondulantes".

Cette autre manière de penser le temps exige un renouvellement de la pensée du rêve, sans que le rêve et le temps ne soient pris dans un rapport de cause ou de conséquence l'un de l'autre. Dans cette logique de la temporalité, celle des multiplicités pures que sont les processus inconscients, dont le rêve est le paradigme, le rêve ne peut plus se penser uniquement comme la réalisation d'un désir inconscient. En rendant chacun à sa singularité comme le dit Héraclite, le rêve apparaît comme un "lieu de transfert où peut s'accomplir la rencontre entre un temps qui passe et un temps qui ne passe pas" (p. 62). Pur champ de regard, le rêve abolit "l'écart entre ce qui est vu et le point de vue d'où il est vu, annulant le temps de la perspective et de la représentation au profit des passages constitutifs des processus inconscients" (p. 64). La figure de rêve est alors comme un tableau qui donne à voir "des objets qui ne cessent de capter le désir du rêveur dans l'immémorial de l'infantile et s'y transformer" (p. 64). Dans un tel tableau, le sujet devient les objets qui l'affectent, il se fait ce qu'il rêve, se disséminant dans son propre rêve. Le temps du rêve, temps des échanges et des métamorphoses ignore totalement la distinction passé, présent, futur. Il présente les successions dans des simultanéités.

Le rêve, loin d'accomplir un désir préexistant ou de communiquer un message, "ouvre dans l'analyse les conditions de reprise et de transformation d'une vérité qu'il figure : il ouvre ainsi un champ de composition de la réalité psychique" (p. 70). La censure, qui n'est pas alors un obstacle à la vérité du rêve apparaît plutôt comme sa complice Le rêve qui n'a jamais fini de "devenir encore" présente ce qui est à venir. "Il fait voir ce qui n'était pas prévu d'entendre, ce qui n'était pas prédit.  C'est dans cet avenir du rêve que se recompose un passé" (p. 70).

Les temps du rêve donnent à la mémoire le pouvoir de se constituer comme mémoire plurielle, et, ce faisant, pour le sujet de construire son histoire, une histoire plus proche de la fiction que de la réminiscence. Toute idée de préformation dans l'ordre du désir, de l'inconscient, du soi, se trouve mise en cause. De même, le concept de répétition se trouve corrigé et précisé. La répétition n'est jamais pure répétition du même. Toute répétition est en effet marquée du sceau de la nouveauté comme le montre la répétition à l'œuvre dans le transfert, qui est bien plutôt réactualisation, recomposition. "L'opposition majeure en psychanalyse entre le latent et le manifeste pourrait ainsi sortir d'une référence spatiale induisant le préjugé psychologique d'un dépôt latent et immobile qui attendrait de se manifester" (p. 98).

Comme l'écrit Maurice Dayan : "l'analyse convient pour qui le temps se prête à la répétition inventive ...Ceux là peuvent réinstituer leur façon singulière et irremplaçable de se soumettre au passage du temps, de faire advenir à eux-mêmes l'événement qui les surprend, de susciter et de souffrir le désir de l'autre. Leur aptitude à une répétition qui déplace les membrures du réel est pour eux  la condition d'un changement tolérable. Hors cette répétition active, il n'est pas de modification psychique durable" (L'impossibilité de se défaire de soi in L'épreuve du temps, Nouvelle revue de psychanalyse, Printemps 1990). Cette aptitude, Sylvie Le Poulichet la découvre d'une façon inattendue dans la clinique de la toxicomanie dont elle donne une vision originale qui nous entraîne à oublier tous nos stéréotypes concernant la drogue et les drogués. La toxicomanie serait une tentative impossible pour réaliser un rêve fou : s'engendrer soi-même comme un corps étranger et devenir ainsi, dans un circuit auto-érotique, cause d'un temps circulaire excluant toute altérité. La toxicomanie met en jeu  une formation narcissique en laquelle le Moi se fait objet et ne peut exister que sous "perfusion maternelle" (p. 168). La toxicomanie est une sorte d'invention pour résister dans et par une transgression à un obscur désir d'asservissement au bien de la mère. C'est pour maîtriser la menace de destruction qui s'ensuit que le toxicomane, comparable à l'homme sans différence et sans référence de Melville, Barthleby, qui essaie de faire barrage au devenir "en préférant ne pas", avale un corps étranger pour devenir ce qu'il incorpore et disparaître en lui. Autre formation narcissique, la boulimie se soumet à la loi d'un temps cannibalique, qui rend impossible tout avenir. Le sujet s'y fait nourriture pour l'autre et s'élimine en se dévorant.

 

Cet ouvrage nous conduit ainsi à porter un regard différent sur le suicide et sur le trauma. Le suicide apparait comme une tentative pour arrêter "l'instant catastrophique", ce point évanescent où le sujet est ravi au temps et dépossédé de lui-même, comme une manière d'éviter l'effondrement qui le menace. Confrontant l'instant catastrophique au trauma, Sylvie Le Poulichet distingue deux types de rencontres traumatiques correspondant à deux modes d'identification qui, chez un même sujet, ne sont pas exclusifs. Les unes éveillent la trace de ce trauma constitutif de la subjectivité, relèvent de la logique de l'après coup organisé par le refoulement; les autres déclenchent avant coup une fermeture du trauma à venir. Un cas de phobie traitée par Hélène Deutch, celui du petit garçon refusant, dans un jeu avec son frère, de faire la poule-ce qu'il était sans le savoir pour sa mère-se voit violemment interpellé par la question du désir de l'autre et interrogé sur son identité sexuelle, illustre le premier type de rencontre. Le roman de Duras, Le Ravissement de Lol V.Stein, permet d'approcher le second. Lol, dans l'instant où se déroule le bal, se trouve sans souffrance, sans plainte et sans révolte suspendue aux corps enlacés de son fiancé et de la ravisseuse. Depuis longtemps absente à elle-même, elle coïncide avec cette scène à trois qu'elle cherche à revivre en surprenant l'union d'un couple d'amants. Bien que Lol, personnage impossible, semble en deçà de l'être affecté- elle ne s'éprouve pas menacée de disparaître dans la scène du bal- on peut supposer que cette scène renferme une catastrophe, qui a déjà eu lieu, plus archaïque encore qu'une effraction précoce qu'elle active et qui serait antérieure à la constitution de sujet.

Ce cheminement, au cours duquel les temps de l'analyse sont appréhendés dans une diachronie, s'achève sur la question de l'impossible, question qui, tout au long de chaque cure, ne cesse d'être adressée à l'analyste, et, avec lui, formulée et reformulée. En posant cette question, le sujet découvre qu'il s'était pétrifié dans une place impossible. "L'impossible pourra se trouver nommé et délimité, libérant les voies du possible" (p. 148). Le sujet est ainsi porté vers l'impossible. "Traversé par ce qui est arrivé et qui lui est ainsi ôté, il s'en saisira à un moment donné. Il pourra se souvenir alors de ce qui n'était jamais arrivé : ce qui ne lui est jamais arrivé, alors même que ça ne cessait pas. Ce qui n'accédait pas à la présence ne pouvait du même coup jamais s'absenter (p. 153).